Animaux, Parlent-ils vraiment ?

Intelligence artificielle et cette époque qui veut tout traduire ou tout expliquer

Depuis quelques années, la scène est devenue banale. À mesure que les traducteurs automatiques abolissent les frontières linguistiques entre humains, une autre promesse s’installe : celle de la communication inter-espèces. Comprendre les animaux, enfin. Les écouter. Leur donner une voix.

communication animale

Le chat est assis, immobile. Il regarde son humain avec une intensité presque embarrassante. L’écran du téléphone s’allume. Une application promet d’interpréter ce regard, de traduire l’aboiement précédent, d’expliquer enfin ce que l’animal « veut dire ». Quelques secondes plus tard, le verdict tombe : stress léger, besoin d’attention. Soulagement. Le mystère est levé.

« À défaut de comprendre le monde, nous cherchons à le faire parler. »

La question, pourtant, est ancienne. Elle traverse l’histoire humaine depuis que le loup s’est approché du feu. Mais jamais elle n’a été aussi technologiquement équipée, ni aussi socialement révélatrice.

Car derrière ces applications, ces colliers connectés et ces algorithmes entraînés sur des milliers de miaulements, se joue autre chose qu’un simple progrès technique. Il s’agit d’un rapport au vivant, à l’altérité, et peut-être aussi au silence.


Pendant longtemps, la science a résisté à cette tentation. Elle a pris le parti de la prudence, parfois frustrante. La communication animale, expliquent les neuroscientifiques et les éthologues, n’est pas un langage au sens humain du terme. Elle ne repose ni sur une syntaxe abstraite, ni sur une intention de dire le monde. Elle est située, contextuelle, profondément ancrée dans l’action.

Anne-Lise Giraud, neuroscientifique spécialiste des mécanismes du langage et de l’audition, le rappelle dans son livre Parlons-nous chien ou pensent-ils humains ?. Son propos n’est pas de minimiser les capacités animales, mais de les replacer à leur juste endroit. Le chien comprend remarquablement bien l’humain — ses gestes, ses intonations, ses routines. Mais cette compréhension est le fruit d’une co-évolution, pas d’un partage cognitif.

« Le chien n’est pas un humain privé de parole, mais un animal extraordinairement adapté à nos signaux », explique-t-elle, en substance.

Cette distinction est essentielle. Car confondre communication et langage, c’est déjà projeter sur l’animal une structure mentale qui n’est pas la sienne. C’est chercher chez lui une pensée formulée, là où il n’y a souvent qu’une réponse à une situation.


Pourtant, l’anthropomorphisme persiste. Il résiste même très bien aux mises au point scientifiques. Pourquoi ? Parce qu’il ne relève pas seulement de l’erreur cognitive. Il est aussi un besoin social.

Dans des sociétés urbaines, fragmentées, où la parole humaine se raréfie ou se durcit, l’animal devient un interlocuteur refuge. Il écoute sans interrompre. Il ne juge pas. Il ne contredit pas. Lui prêter des intentions humaines, c’est parfois moins une naïveté qu’une stratégie émotionnelle.

Nous parlons aux animaux comme nous parlons à nous-mêmes.

Dans ce contexte, la technologie arrive à point nommé. Elle promet de valider ce que l’humain ressent déjà. Elle ne remet pas en cause l’interprétation : elle la confirme, chiffres et graphiques à l’appui.


Le marché de la “traduction animale” s’est structuré rapidement. Applications mobiles, colliers intelligents, caméras analysant les postures, algorithmes classant les vocalisations. Le discours est rodé : grâce à l’intelligence artificielle, il serait désormais possible d’identifier des émotions, voire des intentions.

Le vocabulaire est soigneusement choisi. On parle de décodage, jamais de supposition. De lecture émotionnelle, pas d’interprétation. La frontière entre science et storytelling devient floue.

Traduire un aboiement est devenu un argument marketing.

Pourtant, dans la majorité des cas, les données scientifiques manquent. Les bases d’apprentissage sont limitées, les contextes rarement pris en compte, et les résultats difficilement reproductibles. Mais cela importe peu. L’objet technologique ne se vend pas comme un outil de recherche : il se vend comme une réponse.


L’intelligence artificielle, dans ce domaine, souffre d’un malentendu fondamental. Elle est extraordinairement performante pour reconnaître des motifs. Elle excelle à regrouper des signaux similaires, à établir des corrélations statistiques. Mais reconnaître une régularité n’est pas comprendre un sens.

Un aboiement associé à une situation donnée peut être classé. Mais l’intention derrière cet aboiement — si tant est que le terme ait un sens — échappe à l’algorithme. Le vécu de l’animal, son histoire, son environnement immédiat ne sont pas des variables aisément quantifiables.

L’algorithme classe. Il ne dialogue pas.

Confondre corrélation et compréhension, c’est pourtant l’erreur la plus fréquente. Elle est d’autant plus séduisante que l’IA parle avec l’autorité du calcul.


Pourquoi, malgré tout, ces outils rencontrent-ils un tel succès ? Peut-être parce qu’ils rassurent. Ils apportent une forme de certitude dans une relation fondamentalement asymétrique. Ils disent à l’humain : vous avez bien compris. Ou mieux encore : vous n’avez plus besoin de douter.

« Ce que promet la technologie, ce n’est pas la compréhension, mais le soulagement. »

Dans un monde saturé d’incertitudes, l’IA devient un tiers arbitre, supposément neutre, chargé de dire la vérité de l’animal. Peu importe que cette vérité soit approximative : elle a la forme d’une réponse.


La science, elle, refuse ce confort. Elle avance lentement, accumule les nuances, souligne les zones d’ombre. Anne-Lise Giraud insiste sur un point central : comprendre l’animal, ce n’est pas le rendre transparent. C’est accepter qu’il reste autre.

Reconnaître l’altérité animale, c’est renoncer à une traduction parfaite », résume-t-elle.

Cette position est moins spectaculaire. Elle ne se télécharge pas. Elle n’envoie pas de notifications. Mais elle protège d’une illusion : celle selon laquelle toute relation doit être verbalisée pour être réelle.


Faut-il pour autant rejeter la technologie ? Pas nécessairement. Utilisée avec prudence, elle peut enrichir l’observation, aider à repérer des signaux faibles, alerter sur des changements de comportement. Elle peut soutenir, non remplacer, l’attention humaine.

Le danger apparaît lorsque l’outil se substitue à la relation. Lorsque l’écran devient médiateur exclusif. Lorsque l’humain cesse d’observer parce qu’il attend une traduction.

Peut-être que la vraie avancée n’est pas de faire parler les animaux, mais de parler moins à leur place.


Car au fond, la question est politique autant que scientifique. Elle interroge notre rapport au vivant à l’ère de la donnée. Après avoir quantifié nos pas, nos émotions et nos relations, nous nous tournons vers l’animal. Dernier territoire encore partiellement opaque.

Et si cette opacité était précisément ce que notre époque supporte le moins ?
Si le silence animal, loin d’être un problème à résoudre, était une limite salutaire ?

Le chien, lui, regarde toujours. Il n’a rien dit. Peut-être n’avait-il rien à dire. Ou peut-être disait-il déjà tout, à condition d’accepter que tout ne soit pas traduisible.

Comprendre l’animal commence peut-être par accepter qu’il ne nous parle pas comme nous.

Laisser un commentaire

Votre adresse e-mail ne sera pas publiée. Les champs obligatoires sont indiqués avec *

Retour en haut